EDITO: Au nom du peuple, par Oscar Peyramond

La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix, 1830

La démocratie est en danger. La montée en puissance des mouvements populistes soutenus par une masse haineuse agresse notre belle démocratie représentative libérale et ses élites technocratiques, garantes de sa pérennité. A moins que cela ne soit l’inverse et qu’une élite corrompue au service de ses intérêts propres n’oppresse cette masse opprimée. C’est à ne plus rien comprendre. Derrière la caricature et le vide intersidéral des concepts décrivant la vie politique contemporaine, le peuple français se cherche un renouveau démocratique. Peut-être est-ce dans la sémantique, le décentrage analytique et la mise en perspective historique qu’il pourra trouver de quoi se sauver de lui-même, et la gauche avec lui ?

« La convocation des États généraux de 1789 est l’ère véritable de la naissance du peuple. Elle appela le peuple entier à l’exercice de ses droits. »
Jules Michelet (1789-1874), Histoire de la Révolution française (1847-1853)

En ouvrant son long travail sur la Révolution française par ces mots, Jules Michelet propose une définition politique du peuple, qui devient peuple au moment où il s’arroge un pouvoir politique propre. Délaissant une vision ethnique ou tout autre critère d’exclusivité de cette définition, il n’échappe malheureusement pas au piège de l’imprécision. De quel peuple parle-t-il ? Si l’on peut effectivement éviter le lieu commun de la « révolution bourgeoise » de 1789 déconstruit par bon nombre d’historiens, la question de savoir qui est ce peuple né à la suite de la convocation des États généraux par Louis XVI le 29 janvier 1789 se pose . Le monde paysan et populaire a bien évidemment pris part au processus révolutionnaire mais ce dernier fut majoritairement absent des débats de « la salle des trois ordres » de Versailles. Ainsi, on se trouve dans une impasse qui n’a rien de neuf quant à la consistance de ce peuple. Étymologiquement, le monde latin lui proposait deux origines : populos et plebs. Deux mots aux différences de surface mais aux convergences d’une grande netteté selon les différents contextes. Populos signifie en effet l’ensemble de la population, là où plebs désigne la plèbe, le bas-peuple. Or, cette notion de peuple au sens antique prendra par la suite des sens de plus en plus péjoratifs. Que ce soit en Grèce ou à Rome, les défenseurs de l’oligarchie se positionnant dès lors aux places dominantes vont réduire la frontière entre populos et plebs . On arrive alors au premier constat : le concept de « peuple » est une construction sociale dont le positionnement entre populos et plebs dépend du rôle politique que les dominants ont bien voulu lui donner, et de la composition de l’ordre social au sein duquel il se construit. A Rome, malgré la place centrale très importante du Forum dans la disposition institutionnelle du régime, populos représentait surtout un objet d’instrumentalisation du pouvoir politique, victime de la théâtralisation et de la mainmise des élites romaines sur lui, plutôt qu’un véritable acteur politique en tant que tel. L’essentialisation est bien pratique. Elle permet d’opérer une stratification de la société tout en orientant les politiques selon les volontés d’un ensemble fictionnel.

Quel peuple ?

Évidemment, ce postulat tenait uniquement au temps ancien des démocraties naissantes et imparfaites et aucune comparaison ne serait acceptable dans le contexte actuel. Et dans notre travail définitionnel, il semble plus pertinent de conserver populos que plebs du fait du caractère plus quantifiable et moins péjoratifs du terme. En effet, populos a le mérite d’incarner l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire, l’ensemble des individus qui prennent part activement aux activités politiques de la Cité. Ce peuple, a donc varié aussi longtemps que le processus démocratique se mettait en place en France. Le peuple de 1789 que décrit Michelet n’est pas le même que celui de 1848 et du suffrage censitaire, ni celui de 1871 et du suffrage universel masculin avant que les femmes n’aient le droit de s’inviter à la fête après la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui, on pourra même invoquer l’égalité de tous les citoyens face au processus électoral, et donc politique. C’est sans compter l’existence de rapports de force au sein même de ce peuple. L’ensemble des citoyens incarne-t-il un rôle politique égal ? Sans instrumentalisation des dominants ? En tant que peuple entier à l’exercice de ses droits ?
Répondre à ces questions nous ramène inévitablement à Jules Michelet. Globalement, il a construit le peuple en tant qu’incarnation révolutionnaire de la République. De la dureté du travail agricole ou ouvrier des XVIIIème – XIXème siècles aux insurrections barricadées dans les rues de Paris, drapeau bleu-blanc-rouge et liberté en ligne de mire. Gavroche au travers des temps révolutionnaires. Cette conception correspond hélas plus à une vision idéalisée, quasiment messianique du récit national français qu’à une réalité historique . Notre citoyenneté républicaine s’est plus construite des réflexions d’élites d’intellectuelles, majoritairement bourgeoises qu’aux souhaits du monde populaire. C’est ainsi qu’une partie des élites du mouvement révolutionnaire a su, par exemple, intégrer au sein des avancées politiques post-1789 la confusion entre le droit naturel à l’existence promu par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et le droit, moins naturel, à la propriété. Ce qui amena le monde paysan à violemment protester à plusieurs reprises en 1792 ou en 1848, contre ceux-là-mêmes qui s’étaient prétendus leur plus ardent défenseur. Ainsi, on s’aperçoit à quel point la fable républicaine peut subir de nombreuses révisions et comment cette vision du peuple défendue par Michelet appartient surtout à l’ordre du fantasme.
Avant de continuer, un rappel semble s’imposer, qui risque malheureusement de provoquer une augmentation anormale voir dangereuse du rythme cardiaque de certains de nos ministres en activité, à moins que cela ne soit imputable à leurs prédécesseurs : le roman national est, par définition, une fiction.

L’impasse du populisme

A l’époque des fake news, du développement des réseaux sociaux et de la montée électorale de candidats déraisonnés et déraisonnables, ce récit dont le peuple était le principal protagoniste se retrouve mis en danger par ce même personnage, sur le point de passer du côté obscur. Le populisme représente aujourd’hui le danger démocratique par excellence. Violent, démagogue, xénophobe dans un temps, puis amendé pour y rassembler des personnalités de gauche, il incarne concrètement ce que Gustave Le Bon avait appelé la « psychologie des foules » dans son livre éponyme de 1895, dans lequel la foule en tant que telle est plus guidée par ses passions que par la raison. Pratique médiatiquement, utilisé par les femmes et les hommes politiques eux-mêmes, ce concept a envahi la vie politique française et même mondiale. Il a, en effet, pour lui de réunir au sein du même mot de 9 lettres à la fois Trump, Le Pen, Orban, Mélenchon, Bolsonaro, Erdogan, Corbyn et Correa . Sauf que ce que l’essentialisation gagne en efficacité, elle le perd en pertinence. Le populisme est une notion dénuée d’un seul atome de sciences sociales. Vide de science et de sens, il conforte surtout cette tendance d’une lutte pour la vérité d’un réel dépolitisé qui prime sur le débat d’idées. Il dénote alors d’une campagne de disqualification, récupéré, par la suite, par les accusés à des fins politiques. Le monde libéral flanqué de sa portée hégémonique s’est érigé en détenteur d’une vérité politique et économique, établissant de facto tout contradicteur en savant fou, menteur, utopiste, ou les trois. La construction sémantique du mot populisme contient, par ailleurs, le mot « populaire » et témoigne de la preuve sémique de leur mépris de classe. A l’inverse, cette contradiction, relevant sociologiquement de plus en plus de cet ancien monde prolétarien et agricole et de cette génération YZ en perte d’identité, a pu se construire en tant que ce peuple opprimé. Construite sur la dichotomie peuple/élite, elle fait, par ailleurs, la part belle au complotisme, dans la mesure où ceux qui sont dominés par cette élite technocratique ont produit un autre récit de vérité pour expliquer leur position sociale. Ce genre de raisonnement obéissant à des schèmes pouvant amener à l’antisémitisme et à toutes autres recherches de boucs-émissaires vient de l’utilisation massive d’un concept normativement faible. Le peuple n’est pas un corps unifié mais bien plus un ensemble composite, contradictoire, aux intérêts divergents et antagonistes.

Pour « une gauche de gauche »

A cette étape de l’analyse, un mot n’a pas encore été prononcé : la classe sociale. Si l’on revient à populos et plebs, la question principale qui doit intéresser le camp de ceux qui ont choisi la dénonciation des dominations comme projet politique est celle de l’égalité des citoyens dans le champ politique. Or, celui-ci n’implique pas uniquement la sphère électorale, à savoir qui peut voter, qui peut être élu. Ces questionnements sont, bien entendu, d’importance capitale, mais se heurtent à des limites fondamentales. Comme au temps antiques romains et grecs, une bonne partie des citoyens n’est en possession que d’un faible pouvoir d’influence sur les structures politiques, économiques, culturelles, sociales qui déterminent les enjeux politiques et les réponses apportées à un instant T. S’il doit paraître comme une évidence incontestable pour la gauche de réfléchir aux manières de dépasser le cadre politique actuel pour un nouveau, démocratiquement plus viable et égal, s’attaquer aux forces sociales qui structurent le monde politique et qui par conséquent influent sur ce peuple appelé à voter selon ses désirs, est sans conteste la voie à prendre. Pour une démocratie sociale.
Ainsi, au lieu de défendre un peuple idéalisé au nom d’un récit national dont les amendements successifs peuvent avoir comme production finale volontaire une définition restrictive de ceux qu’il appartient de défendre, la gauche doit se recentrer sur les classes sociales et la défense des classes populaires, ouvrières, des employés, … Toutes ces classes dont l’existence relève d’une réalité concrète, comme le montre l’ensemble des solidarités ouvrières qui ont lutté pour leurs droits pendant des années avec leurs mains et au prix de leur sang. Comme le montre également la volonté des classes dominantes de détruire ces solidarités ouvrières en atomisant les classes populaires en une multitude d’autoentrepreneurs en concurrence les uns des autres. Se recentrer sur les classes sociales, c’est donner une continuité sociale au peuple et à sa composition. Bien évidemment, ce ciblage politique peut intéresser d’autres forces politiques. Des forces politiques qui amalgameraient sciemment peuple et classes populaires afin de donner une définition de ces dernières correspondant à leurs fantasmes : racistes, conservatrices et dont la défense de leur idée de la nation demeure la première volonté. C’est pourquoi l’on se doit d’élargir la perspective politique à toutes celles et ceux qui sont structurellement touché.e.s par ces dominations, économique, raciale et genrée. Dont les souffrances concrètes n’ont d’égal que leur éviction réelle des modes de représentations politiques. Dont les rapports de domination s’intersectent continuellement. Face à la fixité du peuple, préférer la mobilité de la classe sociale est un moyen pertinent de prendre en compte la complexité du champ social et d’éviter l’écueil de la haine de l’autre, et de soi, qui n’a, comme unique finalité, que la garantie du maintien du statuquo social.

Le 8 avril 1998, Pierre Bourdieu, dans une tribune faite dans Le Monde, appelle à « une gauche de gauche ». Longtemps considéré comme un appel à « la gauche de la gauche », il mettait déjà en garde le dévoiement politique d’une gauche, dont le mariage avec le néolibéralisme finissait de se consommer. A un an d’échéances politiques majeures, cet appel demeure plus que d’actualité et donne une immense responsabilité aux individus à qui il s’adresse. Face à la sériosité de ce qui nous attend.

Oscar Peyramond

Bibliographie

Pierre Bourdieu, Pour une gauche de gauche, Le Monde, 8 avril 1998. En ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/04/08/pour-une-gauche-de-gauche_3644337_1819218.html

Florence Gauthier, Critique du concept de « révolution bourgeoise », Raison présente, n°123 : p.59-72, 1997

Michel Grodant, De Dèmos à Populos, C.N.R.S. Editions, « Hermès, la Revue », 2005/2 n°42 : p. 17-22

Jules Michelet, Histoire de la Révolution française. Tome 1. Chamerot (Paris), 1847-1853

Evelyne Pieller, Relire Michelet, Le peuple légendaire. Le Monde diplomatique, mars 2019

Pour aller plus loin…

François Begaudeau, Histoire de ta bêtise, Fayard, 2019

Ariane Chemin, Thomas Wieder, Vincent Martigny, Qu’est-ce que le populisme, L’atelier du pouvoir, France Culture. 21 janvier 2017

Bernard Friot, Vaincre Macron, La Dispute, 2017

Serge Halimi, Le populisme, voilà l’ennemi !, Le Monde diplomatique, avril 1996. En ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/1996/04/HALIMI/5451

Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021

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