La colère des agriculteurs face au mépris de la grande distribution et de l’Union européenne

3 ans après les EGA (Etats Généraux de l’Alimentation), les agriculteurs ont le sentiment que rien n’a changé, c’est ce que montrait déjà un reportage de L’Escargot en octobre dernier (voir en commentaire). Cette fois, en pleine crise sanitaire, les éleveurs français accusent la grande distribution de tirer les prix d’achats vers le bas. Dans le même temps, l’Union européenne signe un accord de libre-échange avec le Mexique, qui provoquerait l’importation de 20 000 tonnes de viande en Europe. Les agriculteurs français y voient alors une concurrence déloyale venue d’outre-atlantique où les conditions d’élevages sont très différentes. En plus de fragiliser un peu plus une profession à bout, cet accord apparaît en totale contradiction avec l’urgence climatique à laquelle nous devons faire face.

Quand la grande distribution baisse les prix payés aux éleveurs, l’UE signe des accords de libre-échange….

Dans le « monde d’après », ni la grande distribution, ni l’Union européenne ne renonceront à leurs vieux réflexes. C’est en tout cas le sentiment qui traverse une bonne partie des agriculteurs, et essentiellement des éleveurs en cette étrange période. Le 23 avril dernier, les différentes organisations de la profession ont décidé, une fois n’est pas coutume, de parler d’une seule voix. La Fédération Nationale Bovine, la Confédération Paysanne et les Jeunes Agriculteurs ont en effet décidé de lancer un appel commun aux éleveurs : la grève des abattoirs. Les organisations agricoles, pourtant éloignées politiquement, demandent en effet aux éleveurs de ne vendre aucun animal, en guise de protestation face aux prix que leur proposent la grande distribution et les abatteurs, en nette baisse depuis le début de la crise sanitaire. Comme si cela ne suffisait pas, l’Union Européenne a signé, cinq jours plus tard, un accord de libre-échange avec le Mexique. Celui-ci s’inscrit dans la continuité d’un accord signé au début des années 2000. Ce nouveau deal prévoit ainsi la suppression des droits de douanes sur la quasi-totalité des échanges entre l’UE et le Mexique, y compris pour les denrées alimentaires. Une pétition lancée il y a 6 jours, récoltant déjà près de 25 000 signataires, dénoncent alors l’importation de 20 000 tonnes de viande en Union Européenne, en provenance du Mexique : « Le Mexique est un grand pays, un pays ami. Mais il est légitime que les français et les européens puissent consommer ce qu’ils produisent et il en est de même pour tous les peuples du monde. » peut-on y notamment y lire.

Un accord européen qui vient donc s’ajouter à ceux déjà négociés avec le Canada[1] les pays d’Amérique du Sud[2],qui avaient alors suscité la colère des agriculteurs comme le montre un reportage de L’Escargot datant d’octobre 2019. Ce nouvel accord, négocié entre la Commission européenne et l’exécutif Mexicain, doit encore être approuvé par les gouvernements des Etats, membres de l’UE, le Parlement européen, le Sénat mexicain et les parlements de chaque pays de l’UE. Si cet encore est donc loin d’être ratifié, il symbolise à lui seul la mondialisation économique qui fragilise les travailleurs et les producteurs en les livrant à une concurrence inégale. Un modèle économique de libre-échange débridé adopté dans les années 1980, qui devient de plus en plus incompatible avec l’urgence climatique dans laquelle nous nous trouvons. « La lutte que nous menons mobilise toute notre énergie, mais nous avons aussi fait progresser notre programme en faveur d’un commerce ouvert et équitable, qui n’a rien perdu en importance » se félicitait pourtant Phil Hogan, le commissaire européen au Commerce. A l’inverse, l’association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev), fustige cet accord arguant que « les viandes bovines mexicaines, qui ne présentent pas de garanties suffisantes sur le plan sanitaire, étaient jusqu’à aujourd’hui exclues des échanges commerciaux entre l’UE et le Mexique ». Même son de cloche du côté des syndicats agricoles : la coordination rurale craint que cet accord vienne «détruire l’équilibre économique des éleveurs français». Tandis que la Confédération paysanne dénonce « un scandale » qui « met en concurrence des paysans sur la planète ».

La colère est dans le pré

En plus de mettre en péril toute une filière de petits producteurs déjà au bord de la rupture, ce type d’accord va donc à l’encontre de toute cohérence politique, à l’heure où le « local » devrait être une priorité dans notre contexte environnemental dramatique. Seulement, même intra-frontières, tous les acteurs de la filière ne jouent pas le jeu. C’est ce que dénoncent les éleveurs, qui font face à une importante baisse des prix. « Avec la baisse des cours, on perd 80 à 100 € par bestiau par rapport à avant le confinement. » témoigne Guillaume Lavesvres, éleveur de Charollaises, pour France 3 Bourgogne-Franche-Comté. D’après Olivier Dauvers, joint par France 3 et présenté comme spécialiste de la grande distribution, cette chute des cours est liée à la fermeture des cantines et des restaurants ainsi qu’aux fluctuations brutales de la consommation en période de confinement. Une explication que ne partage pas Michel Joly, président de la Fédération régionale bovine en Bourgogne-Franche-Comté : « La grande distribution fait pression sur tous les maillons, pour encore une fois avoir des prix un petit plus bas que d’habitude et nos cours chutent ». C’est pour cette raison que l’ensemble des syndicats ont appeler à « une grève de l’abattoir» en incitant les éleveurs à garder leurs bêtes plutôt que de les vendre afin de protester contre cette baisse des prix. 

«Le consommateur achète la viande hachée une douzaine d’euros le kilo. Là-dessus, seulement 25 à 30 % vont dans la poche de l’éleveur. Ce n’est pas normal que les abatteurs et les grandes surfaces empochent deux tiers de la valeur, alors que ce n’est nous qui travaillons et nourrissons les animaux pendant trois à quatre ans. D’autant qu’on doit payer aussi les frais de vétérinaire, de bâtiments, etc.» lance Emilie Jeannin dans les colonnes de France 3. Cette éleveuse de bovin à la Ferme des Lignières en Côte d’Or (21), militante du « Nœud éthique » et syndicaliste à la Confédération Paysanne affirme s’est donc jointe au mouvement de grève en cours, malgré les prévisions météorologiques pour cet été : « Cela va nous coûter plus cher de garder nos animaux, car il faut les nourrir. Mais, en ce moment, il y a de l’herbe dans les prés. Et même si la sécheresse menace, on tiendra. Combien de temps ? On verra, mais on tiendra pendant un certain temps, c’est sûr. » Le président de la FNB affirme qu’en ce moment les éleveurs sont payés 3,42 € le kilo alors que le prix de production moyen d’une viande charollaise est de 4,72 € par kilo de carcasse. Les producteurs vendent donc à perte. Le secteur de la grande distribution, quant à lui, enregistrait une hausse de 22 % de son chiffre d’affaire sur les quatre dernières semaines à la fin mars. « On est dans une société où les gros n’ont pas de comptes à rendre. Mais ils n’ont aucune excuse, il faut qu’ils s’expliquent. », poursuit Emilie Jeannin. En outre, les organisations ont donc appelé le ministre de l’Agriculture à « instaurer, pendant toute la période d’état d’urgence sanitaire, un prix minimal payé aux éleveurs à hauteur de leur coût de production ». Une proposition qui a été balayée d’un revers de la main par le ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume. Face à cette situation, il a en effet réuni les différents acteurs de la filière viande pour « tenter de mettre un terme à la baisse des prix payés aux agriculteurs » qu’il juge « inacceptable ».  Mais à la suite de cette réunion, il a donc déclaré que « ce n’est pas à l’État de fixer les prix », au risque de faire « de l’entente illégale » …

Dans ce contexte tendu, il est nécessaire de rappeler que le groupe Bigard, principal acteur industriel de la filière, a refusé pendant des années de se soumettre à la loi en ne publiant pas ses résultats financiers. Après la pression de diverses associations et de certains politiques —tel que le montre cet échange lunaire en Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale entre le député François Ruffin et Maxence Bigard fils du P-DG du groupe — le numéro un de la viande avait alors partiellement publié ses résultats financiers : En 2017 les bénéfices nets étaient de 51,9 millions d’euros (+24 % par rapport à 2016) pour Bigard, 25,5 millions (+17 %) pour Socopa et 20,1 millions pour Charal (stable). En revanche, les résultats de 2018 et 2019 restent confidentiels.


Si l’autonomie alimentaire est une nécessité, tant au niveau social qu’environnemental, les récents propos d’Emmanuel Macron dans le Financial Time vont dans ce sens : « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie ». Le traité de libre-échange UE-Mexique doit encore être approuvé par les Etats. Reste à voir donc si la volonté exprimée du président de la République, aux antipodes de celle de la Commission européenne, se traduit dans les actes, ou si elle n’est que pure rhétorique. Quoiqu’il en soit, si le virage politique en faveur de la souveraineté alimentaire est bel et bien mis en œuvre, il devra se faire grâce au développement de circuits courts. Car il semblerait que les industriels, eux, ne soient pas encore résolus à réduire leurs marges au profit d’un prix juste payé aux producteurs.  

Le reportage de L’Escargot lors d’une mobilisation nationale des agriculteurs le 22 octobre 2019 qui dénonçait déjà une situation intenable face à la pression des grandes surfaces et aux accords de libres-échanges (MERCOSUR et CETA) négociés par l’Union Européenne :

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Par @EtienneBnt


[1] Le CETA a été signé à Bruxelles en 2016 et ratifié en France le 23 juin 2019.

[2] l’UE et le MERCOSUR ont signé un accord le 28 juin 2019, mais le processus est en suspens depuis les désaccords entre le Brésil et la France lors des feux de forêts en Amazonie.

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